Hier, je suis allée chercher mes nouvelles lunettes progressives pour voir de près et de loin.
Mais commençons par le début : je suis myope, complètement bien comme il faut. Je suis aussi presbyte et j’ai un glaucome.
Mon père devenait aveugle et s’angoissait. Il est mort avant que cela n’arrive. Mon oncle est aveugle. Je suis menacée de le devenir
plus tard bien que je sois parfaitement soignée.
Nous avons tous des épreuves dans la vie, c’est une des miennes d’avoir cette menace au-dessus de ma tête.
Mais je n’écris pas pour vous en parler ici.
J’écris pour que nous nous rappelions toutes et tous, pour ceux qui voient, combien c’est merveilleux.
Ca vous parait bien simplet, ce que je dis là, hein ?
Imaginez alors aussi que vous soyez tétraplégique – j’espère pour vous que vous ne l’êtes pas- et qu’un jour, un beau jour,
vous marchiez. Vous découvririez le bonheur d’avoir deux jambes.
J’admire profondément les handisportifs, entre autres. Une volonté exceptionnelle. Pas de plainte. Ils encaissent, ils endurent,
ils sourient quand ils avancent dans leur tête et dans leur corps.
Donc moi, je suis dans le brouillard depuis l’âge de neuf ans, je serais morte dans la nature.
Mais il existe des ophtalmologistes et des opticiens, entre autres, qui me permettent d’oublier mon handicap quelque peu.
Longtemps, je suis restée avec mes anciens verres car la myopie permet de voir parfaitement bien de près si on pique du nez.
Je soulevais mes bésicles et hop, je n’avais plus d’infirmité. Je distinguais même mieux que les gens “normaux”.
Il est venu un moment où ça devenait trop dur, il a de nouveau fallu changer de lunettes, bien sûr.
Hier, en les mettant sur mon nez, qui a l’habitude, j’ai réalisé que je voyais à la fois de près et de loin.
Ca vous parait complètement futile, hein ?
Mais j’ai cette menace de cécité au-dessus de mes mèches…
Et c’est là toute la différence ! Alors quand un appareillage me permet d’être presque comme tout le monde, c’est le pur bonheur.
Ce qui change chez moi : c’est que j’ai cette menace qui pèse sur moi. Vous sentez où je veux en venir ?
Que mon expérience serve à quelque chose : Nietzsche disait : “Tout ce qui ne nous tue pas nous rend forts”.
Il est à remarquer que le texte écrit en tout petit qu’on fait lire pour connaître la correction qui doit être apportée à l’oeil (vous savez,
les professionnels vous présentent plein de mots et de phrases pour vous tester), eh bien, il est emprunté à ce philosophe justement !!!!
J’ai fait de ma faiblesse oculaire ma force ma très grande force.
C’est devenu un atout dans ma vie même. Je vois. Pas normalement, certes, mais regarde toi aussi : ce matin, as-tu remarqué la lumière
un peu jaunie du ciel en sortant ? As-tu vu le pistil de cette minuscule fleurette pile sous ton nez ? Non ? Mais tu as tout raté, mon ami(e) !
J’entends les personnes se plaindre tout le temps, j’ai ceci, j’ai cela, je n’ai pas assez d’argent pour partir en avion cette année, on ne mangera
pas de mets précieux à Noël… Alors remarquez bien : les vrais pauvres, les vrais handicapés se plaignent rarement.
Prenons exemple, sauf exception.
La vie nous a pourris, gâtés souvent. Certes, nous avons tous des dures épreuves, je l’ai déjà mentionné, mais combien de moments merveilleux
oubliés parce que nous n’avons pas su voir le monde et le réenchanter ?
Faut-t’il faire appel à un chaman pour créer de la magie à l’intérieur de son moral habituel ?
En sortant de chez l’opticien et encore aujourd’hui, je me suis mise à regarder. Tout. Les gens, les trottoirs, les plantes minuscules, les premières hirondelles.
Je trouvais tout super joli. Tout à mon goût du jour. Oh, bien sûr, le monde n’est pas rose, ce n’est pas ce que je veux dire, moi qui m’occupe d’animaux
maltraités, par exemple… Mais l’univers est à regarder avec des yeux tout neufs.
Mettons nos lunettes de bonne joie, d’émerveillement, et changeons notre vision de myopes.
Qui est vraiment myope d’ailleurs ? Ceux qui abattent toutes les forêts pour des raisons mercantiles ou les petites bonnes femmes
qui se penchent avec délice sur les fleurs sauvages que personne n’a regardées ce matin pur ?
Vous, vous qui avez des yeux pour voir, admirez, admirez, cherchez le beau dans un éclat de caillou, sur la peau d’une grenouille bien cachée,
sur un balcon ensoleillé ; servez-vous de vos yeux, bon sang de bonsoir, pour dire comme l’univers est beau malgré sa dureté inconditionnelle.
Nos yeux se fermeront un jour (sans doute les yeux de l’âme s’ouvrent-t’ils alors) et il faut en profiter.
Parce que tu vois, mon ami(e), hier j’étais dans le brouillard tenace, et maintenant, je vois jusqu’aux galaxies.
Parole de myope.
Tu as deux yeux merveilleux, tu as deux yeux, tu vois.
Annie Fugier, la taupe.
Il faut bien dissocier le courage admiré des handi-sportifs de l’esprit de compétition qui n’est pas forcément un bien de nos jours, poussé à l’extrême.